Édito de Libération du 15/11/2015

Ils n’ont qu’un seul but : assassiner la liberté. Dans le viseur des tueurs, il y avait quelque 400 personnes, mortes ou blessées, que nous pleurons avec toute notre âme. Mais il y avait aussi une idée : l’idée de la liberté. En jetant l’anathème sur Paris, «capitale des abominations et des perversions», ville décadente peuplée «d’idolâtres», la revendication de l’Etat islamique ne laisse aucun doute. En attaquant des bars, des restaurants, une salle de spectacles, «minutieusement choisis», dans un quartier jeune et mélangé, pour le plus terrible carnage terroriste de l’histoire de France, l’islamisme assassin a voulu tuer la liberté de vivre selon sa volonté, selon son gré, selon son cœur. Il a voulu tuer la liberté de la musique, la liberté de la nuit, la liberté d’aimer, la liberté de penser, la liberté de vivre en paix. Comme il l’a fait naguère à Kaboul ou aujourd’hui à Raqqa.

Il a voulu tuer le bonheur. Dans le viseur des tueurs, il y avait aussi une génération, ces enfants de baby-boomers dont la tranquille indépendance à l’égard des traditions et des préjugés insupporte les fanatiques. Dans le viseur des tueurs, il y avait, enfin, une certaine idée de la République. Les faibles penseurs de l’identité invoqueront on ne sait quelle guerre des civilisations, pour désigner à la vindicte l’immigration et la minorité musulmane ou pour en tirer un misérable bénéfice électoral. Ils diront que c’est l’Occident qui a été pris pour cible. Ils suggéreront lourdement que l’islam attaque la chrétienté, que le monde musulman menace l’Europe et la France. Nuisible méprise. La liberté parle à tous les peuples, y compris en terre d’islam. Avant d’attaquer ceux qu’il appelle «les croisés», l’Etat islamique veut soumettre, par les mêmes moyens barbares, les musulmans qui aspirent à la modernité.

Dans le viseur des tueurs, il n’y avait pas de chrétiens ou de laïques, d’Arabes ou de Gaulois, de croyants ou d’incroyants. Il n’y avait que des citoyens. Des citoyens de toutes origines, unis par les mêmes convictions simples, celles auxquelles nous croyons au plus profond de nous-mêmes. Seul l’amour de la liberté permet de rester libre. Ces convictions doivent gouverner la riposte. Supprimer des libertés, proposer des lois d’exception, c’est déjà céder. L’Etat français dispose de tous les moyens légaux nécessaires à son action, il peut compter sur le courage et la compétence de la police et de l’armée, il peut lancer, s’il le juge nécessaire, une réplique légitime. Certains démagogues reprochent aux pouvoirs publics leur supposé laxisme avec l’intégrisme. Mais ce n’est pas le laxisme qui est à l’origine du massacre islamiste, c’est la fermeté. Ce n’est pas l’abstention ou la négligence, c’est la volonté d’affronter le terrorisme sur son terrain, au Mali ou en Syrie.

Quant aux citoyens, leur unité, leur sang-froid, leur vigilance fourniront la meilleure réponse à l’effroyable agression. Avec l’apparition sur notre territoire d’un terrorisme aveugle fondé sur la mystique du suicide, indifférent à toutes les  dissuasions, les forces de sécurité ne peuvent parer à tous les dangers. La conclusion s’impose avec son terrible réalisme : les Français doivent désormais vivre avec le terrorisme. Le reniement de leurs principes, comme le préconisent des voix irresponsables comme celles de Laurent Wauquiez ou d’Eric Ciotti, serait d’un secours illusoire et offrirait une première victoire aux assassins. Tourner le dos à nos valeurs, c’est commencer à fuir devant les terroristes.


Laurent Joffrin